Notre rendez-vous anniversaire « 80 ans du Parisien, 80 unes »
Le tout premier numéro du Parisien paraît le 22 août 1944, en pleine libération de Paris. Pour célébrer cet anniversaire, nous vous avons sélectionné 80 Unes historiques ou emblématiques de leur époque. Sport, faits divers, conquête spatiale, élections présidentielles, disparition de stars… Elles racontent huit décennies d’actualité. Nous avons choisi de vous en raconter les coulisses. Une série à découvrir jusqu’à la fin de l’année.
C’est une époque où télégraphistes et fleuristes se côtoyaient dans l’antichambre de la maison d’un mort, et où les proches envoyaient leurs condoléances par pneumatiques, ces « petits bleus » ou « pneus » qui arrivaient à leur destinataire en moins d’une heure via des tubes.
Des mots marqueurs des années 1960 dans les reportages pleins de vie du Parisien libéré consacrés à la mort d’Édith Piaf, le 10 octobre 1963, et à celle de Jean Cocteau, le 11. Notre journal, dans son édition du week-end daté du samedi 12 et dimanche 13 octobre, trouve le titre qui tue, si l’on ose dire, sur cinq colonnes à la une : « La mort de Piaf a tué Cocteau ».
Mais comment le comprendre ? La chanteuse et l’écrivain étaient amis et la crise cardiaque de ce dernier, déjà victime d’infarctus, aurait été précipitée par la nouvelle de la disparition de la Môme. Le Parisien raconte cette folle journée de l’intérieur, comme une suite de chocs, dans une variété de styles, du factuel au lyrique.
« C’est le bateau qui achève de couler »
Un sens du récit dans chaque article, comme cet instant où le dramaturge, dans sa maison de Milly-la-Forêt (Essonne), apprend le décès de son amie : « C’est le bateau qui achève de couler. Ainsi Jean Cocteau accueillit-il l’annonce de la mort d’Édith Piaf. Il était 11h30 (…) À 13h30, l’académicien fut pris d’un malaise. » Il ne retrouvera jamais son souffle.
Mais la manchette du Parisien libéré dit aussi en creux que l’immortel, ce n’est pas l’académicien, mais l’icône de « Padam » et « Mon légionnaire ». À tel point que la mort de l’une a fait passer au second plan celle de l’autre. « Le décès de Jean Cocteau est passé pratiquement inaperçu. Il n’y avait pas photo entre les deux. Médiatiquement, on ne parlait que d’elle, se souvient Michel Bourdais, alors jeune dessinateur au magazine Salut les copains. Les gens respectaient Cocteau, mais avaient pour Piaf un attachement viscéral. Je me souviens d’une image de ses obsèques, l’accumulation de fleurs comme un dôme sur le corbillard, qui avait traversé Paris jusqu’au Père-Lachaise (XXe). Cette image m’est toujours restée en mémoire ».
En 2008, Jean d’Ormesson confiera sur le plateau de Thierry Ardisson : « C’est très mauvais pour un écrivain de mourir par exemple en même temps que Piaf. Elle a pris toute la lumière et on n’a pas parlé beaucoup de Cocteau. » Drôle de présage pour l’auteur de « Au plaisir de Dieu » qui disparaîtra le 5 décembre 2017, le même jour que Johnny Hallyday.
La Môme disparaît en pleine gloire à 47 ans. Déjà usée par la vie, comme le dépeint l’article biographique du Parisien, qui saisit si justement et presque durement cette « petite femme pâle et mal peignée » telle qu’elle est apparue même à ses débuts au cabaret. Elle était née « à Belleville » (XXe), ancrage bien plus fort que d’écrire « à Paris ».
On y apprend que Louis Leplée, patron d’une salle de spectacles, l’avait découverte en chanteuse de rue et lui avait lancé, « Tu es un vrai moineau de Paris ». Mais la Môme Moineau, le nom était pris par une chanteuse des années 1920 qui avait même percé à Broadway. Va pour Piaf, la traduction argotique qui collait bien à l’interprète de « la Foule », née Édith Gassion.
Mensonge sur le lieu de mort de Piaf
Il faut du souffle pour raconter la fin d’une vie. À l’époque, on ne lésine sur rien : une photo d’Édith Piaf sur son lit de mort s’affiche en une, ce que l’on ne ferait plus aujourd’hui. L’article qui relate ses derniers moments et les heures qui ont suivi puise dans un style littéraire et intimiste au plus près des événements.
« Prostré dans un fauteuil, tout près du lit mortuaire, un grand garçon regarde fixement un jouet d’enfant, un ours en peluche qui était la mascotte d’Édith. Théo Sarapo, figé par la douleur, reste sans réaction. » On dirait le début d’une nouvelle. Sarapo signifie « Je t’aime » en grec, le surnom que la grande petite dame (1,47 m) avait trouvé pour le jeune artiste Théophánis Lamboukas, âgé de vingt ans de moins qu’elle, devenu son secrétaire puis son mari en 1962. Un an avant sa mort, elle est déjà très malade.
C’est lui qui achète la villa à Grasse (Alpes-Maritimes) d’où Édith Piaf est rentrée en ambulance jusqu’à Paris le jour de sa disparition. « Il y a eu une fausse information. On ne savait pas où elle était morte », se souvient Michel Bourdais. Et pendant longtemps, seuls ses proches l’ont su. Pour la légende, la Môme ne pouvait pas s’éteindre loin du « ciel de Paris » qu’elle chantait.
Il faudra des années avant d’apprendre qu’elle s’était éteinte à Grasse la veille, le 10 octobre, mais que le corps avait été transporté à Paris, jusqu’à son hôtel particulier boulevard de Lannes (XVIe), où un médecin est venu constater le décès. Près de 100 000 personnes se recueillent les jours suivants au pied de son immeuble.
« Il a joué mieux que personne, dans les lettres, un rôle d’excitateur »
Le Parisien libéré a quand même respecté un équilibre presque parfait entre les deux icônes, « deux êtres hors série », même si au-delà du titre, l’œil commence par la page de gauche consacrée à l’interprète de « la Vie en rose ». L’hommage à Jean Cocteau ne manque pas de panache. « Orphée n’est plus », titre notre journal. La plume magnifique de l’écrivain Henri Petit, également journaliste au Parisien, semble trembler et vibrer dans chaque phrase.
« Tant de talent et de talents », quoi de mieux que ce « s » pour saluer la diversité créatrice du romancier, poète, dramaturge, cinéaste, artiste. « Il a joué mieux que personne, dans les lettres, un rôle d’excitateur », ajoute hardiment Henri Petit. Un nom aujourd’hui oublié qui rappelle que les pages culture d’après-guerre dans Le Parisien accueillaient de grands stylistes, comme André Bazin, essayiste et mentor de François Truffaut, dans les pages cinéma. Il n’en fallait pas moins pour honorer l’esprit du film « le Sang d’un poète ».
La photo choisie, aussi, frappe avec ces lettres « Adieu je pars » écrit à la craie sur un tableau noir par l’écrivain comme une épitaphe. L’image est extraite d’un court-métrage sur le Saint-Germain-des-Prés d’après-guerre, dans lequel apparaissait Jean Cocteau quinze ans avant sa disparition ainsi que Juliette Gréco.
Une génération qui s’en va
Voilà pour le mythe. La réalité, celle des publicités sous les articles, raconte aussi une société de consommation en pleine révolution des Trente Glorieuses. Bien avant Ikea, « Calda, le nouveau grand du meuble » propose des « salons transformables » avec un canapé « gain de place » qui se transforme la nuit en « lit mousse ». Un minuscule encart annonce les quinze dernières au Théâtre Gramont du « Retour de la famille Hernandez », une pièce qui a révélé la jeune Marthe Villalonga.
Le 22 juin 1963, quatre mois avant la mort de Piaf, Johnny a donné un concert complètement fou place de la Nation, gratuit et en plein air, devant une foule en délire. C’est la naissance des yé-yé et du rock’n’roll made in France. Piaf, à 47 ans seulement, incarne déjà la génération qui s’en va. « Il y avait plutôt deux jeunesses, deux mondes », ajoute Michel Bourdais qui avait dessiné Charles Aznavour, lancé par Piaf et dont Le Parisien libéré a décrit la tristesse quand il a traversé la masse des badauds pour se recueillir au domicile de la star, « la tête enfoncée dans le col de son pardessus ». La une laissait place à un autre petit titre : les athlètes français allaient se mesurer ce week-end-là à leurs rivaux internationaux pour la « Grande répétition des Jeux olympiques de 1964 à Tokyo ».